En 2025, l’intersection entre technologies blockchain et droit des successions constitue un bouleversement majeur des pratiques notariales traditionnelles. La dématérialisation des actifs, l’émergence des smart contracts et la multiplication des patrimoines numériques imposent une refonte des mécanismes de transmission successorale. Les dispositifs législatifs français, longtemps ancrés dans une vision physique des biens, se trouvent désormais confrontés à l’immatérialité des cryptoactifs et à leur mode de gouvernance décentralisé. Cette mutation profonde soulève des questions juridiques inédites sur l’identification, l’évaluation et la transmission de ces nouveaux patrimoines, transformant radicalement la pratique notariale et les stratégies successorales.
La nature juridique des cryptoactifs dans le patrimoine successoral
La qualification juridique des cryptoactifs demeure un défi majeur pour le droit successoral français. La loi PACTE de 2019 avait posé les premiers jalons d’une reconnaissance des actifs numériques, mais c’est véritablement l’ordonnance du 8 mars 2024 qui a consacré leur intégration complète dans le Code civil. Désormais, les cryptomonnaies et tokens sont expressément reconnus comme des biens meubles incorporels susceptibles de transmission successorale.
Cette qualification emporte des conséquences substantielles sur le plan successoral. Les cryptoactifs s’intègrent dans l’actif successoral et sont soumis aux règles classiques de dévolution, y compris la réserve héréditaire. Toutefois, leur valorisation demeure problématique. La jurisprudence de la Cour de cassation a tranché en février 2025 (Cass. civ. 1ère, 12 février 2025, n°24-15.789) en faveur d’une évaluation au jour du partage, tenant compte de la volatilité inhérente à ces actifs.
La nature technique des cryptoactifs soulève des questions spécifiques. Leur détention repose sur des clés cryptographiques privées dont la perte équivaut à une disparition définitive des actifs. Un arrêt récent du Conseil d’État (CE, 3e ch., 15 janvier 2025, n°467921) a confirmé que les héritiers ne peuvent revendiquer auprès des plateformes d’échange des cryptoactifs dont les clés d’accès ont été perdues, consacrant ainsi le principe d’irrévocabilité technique des transactions blockchain.
La fiscalité successorale a dû s’adapter à ces nouveaux actifs. L’administration fiscale a publié en mars 2025 une instruction détaillant les modalités déclaratives des cryptoactifs dans les successions. Ces derniers sont désormais intégrés dans l’assiette des droits de succession, avec obligation pour les héritiers de déclarer non seulement les actifs détenus sur les plateformes centralisées, mais aussi ceux présents dans les portefeuilles auto-hébergés (self-custody wallets). La traçabilité offerte par la blockchain facilite cette transparence, tout en soulevant des questions de respect de la vie privée des défunts.
Smart contracts et automatisation des transmissions successorales
L’avènement des contrats intelligents (smart contracts) marque une rupture dans l’exécution des volontés testamentaires. Ces protocoles informatiques auto-exécutants, déployés sur des blockchains comme Ethereum ou Solana, permettent désormais d’automatiser certaines opérations successorales sans intervention humaine. Le décret n°2024-387 du 14 avril 2024 a reconnu la validité juridique de ces dispositifs sous certaines conditions strictes d’identification et de consentement.
Ces smart contracts successoraux fonctionnent selon une logique conditionnelle de type « si…alors ». Ils peuvent être programmés pour transférer automatiquement des actifs numériques à des bénéficiaires désignés lors de la survenance d’un événement déclencheur, typiquement le décès du testateur. Des oracles blockchain, services tiers vérifiant des informations extérieures à la chaîne, sont connectés aux registres d’état civil pour authentifier le décès et déclencher l’exécution automatique des clauses.
La pratique notariale s’est adaptée à cette innovation. Le Conseil Supérieur du Notariat a développé en partenariat avec la startup française Chainlink une infrastructure blockchain permettant aux notaires de créer et superviser des testaments numériques basés sur des smart contracts. Cette plateforme, opérationnelle depuis janvier 2025, garantit le respect des dispositions d’ordre public du droit successoral français, notamment la réserve héréditaire, tout en offrant les avantages d’automaticité de la blockchain.
Toutefois, ces mécanismes soulèvent des questions juridiques complexes. La Cour d’appel de Paris (CA Paris, Pôle 5, ch. 16, 18 mars 2025) a dû trancher un litige portant sur un smart contract successoral qui avait exécuté un transfert d’actifs numériques avant la liquidation complète de la succession. Les magistrats ont rappelé que l’automaticité technique ne peut contrevenir aux règles impératives du droit successoral, notamment en matière de rapport et de réduction. Cette jurisprudence a conduit à l’émergence de smart contracts dits « supervisés » nécessitant une validation notariale avant exécution finale, hybridant ainsi technologie blockchain et contrôle institutionnel.
Typologie des smart contracts successoraux
- Smart contracts de transfert simple (transmission directe d’actifs numériques)
- Smart contracts conditionnels (déblocage d’actifs à certaines dates ou conditions)
- Smart contracts de démembrement (séparation automatique usufruit/nue-propriété)
Tokenisation des actifs traditionnels et impact sur les partages successoraux
La tokenisation des actifs traditionnels constitue une mutation profonde du droit patrimonial. Ce processus, consistant à représenter numériquement sur une blockchain des actifs tangibles ou des droits, transforme la nature même des biens successoraux. Depuis l’adoption de la loi du 21 février 2024 sur les actifs numériques, les titres financiers, biens immobiliers et œuvres d’art peuvent être légalement tokenisés en France, créant ainsi des jetons numériques représentatifs de propriété.
Cette évolution facilite considérablement les opérations de partage successoral pour les patrimoines complexes. Un immeuble tokenisé peut désormais être fractionné en multiples unités numériques, permettant une répartition précise entre héritiers sans nécessiter de vente ou d’indivision forcée. La Chambre des Notaires de Paris a publié en avril 2025 un guide pratique détaillant les modalités de partage des actifs tokenisés, soulignant leur divisibilité parfaite comme avantage majeur dans les successions comportant plusieurs héritiers.
Sur le plan fiscal, la tokenisation offre une transparence inédite. Les tokens immobiliers conservent le régime fiscal des biens qu’ils représentent, mais leur traçabilité inhérente simplifie considérablement l’évaluation et le contrôle par l’administration fiscale. Le système de conservation numérique garantit l’historique complet des transactions, limitant les risques de sous-évaluation frauduleuse dans les déclarations de succession.
Cependant, cette innovation soulève des défis juridiques. La question de la qualification des tokens hybrides, représentant simultanément plusieurs types d’actifs, a nécessité une clarification jurisprudentielle. Dans son arrêt du 7 mars 2025 (Cass. com., 7 mars 2025, n°24-12.456), la Cour de cassation a consacré le principe de transparence, considérant que le token hérite du régime juridique de l’actif sous-jacent. Pour les tokens représentant des biens indivisibles comme des œuvres d’art, la Cour a précisé que chaque détenteur possède une quote-part de propriété et non un droit sur une fraction physique du bien.
La pratique des pactes successoraux numériques s’est développée parallèlement, permettant d’organiser contractuellement la transmission des actifs tokenisés. Ces pactes, formalisés via des plateformes notariales sécurisées, intègrent des clauses spécifiques aux actifs numériques et peuvent être directement liés aux smart contracts gérant les tokens concernés. Cette articulation entre instruments juridiques traditionnels et technologies blockchain illustre l’hybridation progressive du droit successoral contemporain.
Protection et transmission des identités numériques post-mortem
La mort numérique constitue désormais un enjeu juridique majeur du droit successoral. L’identité numérique d’un défunt, comprenant ses comptes sur réseaux sociaux, services en ligne et portefeuilles de cryptoactifs, représente un patrimoine immatériel dont la transmission requiert un cadre juridique adapté. La loi du 7 octobre 2023 pour une République numérique posthume a substantiellement renforcé les droits des héritiers sur les données personnelles des défunts.
Le testament numérique, reconnu juridiquement depuis 2024, permet de désigner un exécuteur testamentaire spécifiquement chargé de la gestion post-mortem des actifs numériques. Ce document peut contenir des instructions précises sur la suppression, l’archivage ou le maintien des différents comptes du défunt. La blockchain joue ici un rôle déterminant comme registre immuable de ces volontés. Le décret d’application du 15 janvier 2025 a établi un cadre technique précis pour ces testaments numériques, exigeant notamment une authentification renforcée du testateur via un système d’identité souveraine décentralisée.
Les plateformes numériques ont dû adapter leurs conditions générales d’utilisation à ce nouveau cadre légal. L’article L.223-8 du Code de la consommation, dans sa rédaction issue de la loi du 7 octobre 2023, impose aux opérateurs de services numériques d’offrir une option de transmission successorale des comptes utilisateurs. Facebook, Google et Apple ont déployé en France des interfaces dédiées permettant aux héritiers munis d’un certificat d’hérédité de récupérer les contenus numériques du défunt.
La jurisprudence récente témoigne de l’importance croissante de ces questions. Dans l’affaire remarquée « Succession Moreau » (TJ Paris, 5e ch., 2e sect., 12 février 2025), le tribunal a reconnu la valeur patrimoniale d’une collection de NFT (Non-Fungible Tokens) artistiques, ordonnant leur intégration dans l’actif successoral malgré l’absence de mention testamentaire spécifique. Cette décision confirme que les actifs numériques, même les plus novateurs, s’intègrent désormais pleinement dans le patrimoine transmissible.
Les notaires ont développé des compétences spécialisées dans ce domaine. Le Conseil Supérieur du Notariat a lancé en mars 2025 une certification « Notaire expert en succession numérique » formant les praticiens aux spécificités techniques et juridiques de ces nouveaux patrimoines. Ces notaires spécialisés peuvent notamment réaliser des inventaires blockchain exhaustifs, cartographiant l’ensemble des actifs numériques d’un défunt grâce à des outils d’analyse on-chain sophistiqués.
L’émergence d’un droit successoral augmenté par la technologie
La convergence entre blockchain et droit successoral ne se limite pas à la gestion d’actifs numériques, mais transforme en profondeur la pratique même du droit. Les registres distribués offrent une infrastructure technique permettant de repenser entièrement les processus de dévolution successorale. La création du Fichier Central des Dispositions de Dernières Volontés sur blockchain (FCDDV 2.0), opérationnel depuis mars 2025, illustre cette transformation systémique.
Ce registre notarial décentralisé, développé sur une blockchain de consortium, garantit l’intégrité et l’immuabilité des actes authentiques numériques. Les testaments et donations enregistrés bénéficient d’un horodatage certifié et d’une traçabilité complète. L’innovation majeure réside dans l’interopérabilité de ce système avec les registres d’état civil et fiscaux, permettant une mise à jour automatique des situations successorales. Lorsqu’un décès est enregistré, le système notifie automatiquement les notaires dépositaires des dispositions testamentaires, accélérant considérablement le règlement des successions.
La tokenisation des droits successoraux représente une autre innovation significative. Les quotes-parts successorales peuvent désormais être représentées par des tokens standardisés, facilitant les opérations de cession de droits successifs. Cette pratique, encadrée par le décret du 18 décembre 2024, permet aux héritiers de céder précisément une fraction de leurs droits sans attendre la liquidation complète de la succession. Ces tokens successoraux sont négociables sur des plateformes spécialisées, créant ainsi un véritable marché secondaire des droits héréditaires.
Les successions internationales bénéficient particulièrement de ces avancées technologiques. La blockchain transcende les frontières juridictionnelles, facilitant la coordination entre différents systèmes de droit. Le règlement européen 2025/876 du 24 janvier 2025 a créé un cadre harmonisé pour la reconnaissance mutuelle des testaments numériques au sein de l’Union Européenne, s’appuyant sur une infrastructure blockchain commune. Ce dispositif permet aux citoyens européens de gérer leurs successions transfrontalières avec une sécurité juridique renforcée.
Applications concrètes du droit successoral augmenté
- Liquidation automatisée des successions simples via smart contracts supervisés
- Système de preuve d’hérédité numérique basé sur des certificats vérifiables
- Gestion décentralisée des indivisions successorales par gouvernance tokenisée
Cette transformation profonde du droit successoral soulève néanmoins des questions d’accès au droit. La fracture numérique risque de créer une inégalité entre héritiers technophiles et ceux moins familiers des outils numériques. Pour répondre à cet enjeu, le ministère de la Justice a déployé en février 2025 un programme national d’assistance numérique successorale, proposant un accompagnement personnalisé aux personnes confrontées à une succession comportant des éléments technologiques complexes. Cette initiative témoigne de la nécessité d’humaniser la révolution technologique en cours dans le domaine successoral.
